Par Pierre Lauret
Drôle de période que nous traversons…
La langue française a ceci de particulier que nous sommes capables d’utiliser le même mot pour désigner des concepts totalement différents… « drôle » … Quel drôle de mot…
Il apparaît au XVIème siècle comme un substantif (nom commun) signifiant « plaisant coquin », puis aux VIIème et XVIIIème il devient un adjectif. Une régionalisation le fait adopter en pays d’Oc pour « garçon), les locuteurs de la langue locale n’insistaient probablement pas sur l’accent circonflexe du ô, le prononçant plutôt « draule » que « drôle ».
Il est amusant (et pas drôle…) de découvrir que l’origine de ce mot est néerlandaise : drolle (lutin, petit bonhomme) … Peut-être trouverez-vous une ressemblance avec le « troll » scandinave… ce dernier mot est, d’ailleurs passé dans l’argot Internet au sens de provocateur…
Dans notre langue, trois usages en sont faits :
– Substantif seul :
o un drôle, dans la littérature, serait plutôt sympathique : mon vieux dictionnaire Littré, qui date de 1996 et que je conserve comme une relique, le définit ainsi : Se dit d’un homme ou d’un enfant qui, ayant quelque chose de décidé, de déluré, ne laisse pas d’exciter quelque inquiétude, et sur lequel, d’ailleurs, on s’attribue quelque supériorité… Sympa, remuant, effronté, mais que l’on regarde avec un peu de mépris…
o Une drôlesse, en revanche, serait moins distinguée. Il s’agirait d’une femme d’une conduite mal réglée, quelquefois scandaleuse.
o Encore une manifestation de machisme : plutôt sympathique au masculin mais très péjoratif au féminin ?
– Substantif associé à un autre : un(une) drôle de… au sens de « surprenant ».
– Adjectif : drôle (invariable au féminin)
o Qui fait rire, comique : une histoire drôle…
o Inhabituel, bizarre : je me sens tout drôle…
Nous voyons donc un assemblage de lettres d-r-ô-l-e, ingrédients d’une recette de cuisine qui, en fonction des conditions de la cuisson, donne des plats différents : comique ou surprenant.
La langue Italienne n’a pas l’ambiguïté de la nôtre qui utilise le même mot pour désigner des concepts différents. Elle y met des nuances.
Si « drôle » veut signifier comique, elle propose : divertente, buffo, spassoso.
Mais si l’on veut dire « ce n’est pas drôle de faire », on pourra dira aussi « non è piacevole fare »
Si drôle veut dire « surprenant, étrange », la belle langue nous propose « strano » …
Et si en lisant ce texte, vous commencez à vous sentir « tout drôle », en italien vous direz « mi sento sfasato » o « mi sento scombussolato » …
Un mot en Français, six en Italien… sans compter d’autres expressions dont nos cousins sont si friands.
Mais alors ??? et les histoires « drôles » ??? et les « drôles » qui les colportent ??? et les « drôles » de situation ??? Que dire ?
Le comique et l’étrange se mélangent, leurs tonalités varient.
Le comique glisse progressivement du plaisant (piacevole) à l’intolérable (scioccante).
L’étrange glisse du surprenant de bon aloi (sorprendente, strano) à l’irrationnel destructeur (scioccante).
Et ces échelles de ressenti sont variables d’un individu à l’autre.
Quand nous racontons une histoire « drôle » en société, à moins d’être un goujat (villano, cafone), nous sommes sous un double contrôle : notre propre quant à soi (ne pas avoir l’air d’un...) et le regard d’autrui (ne pas choquer…).
Confiné, seul devant notre ordinateur, nous pouvons nous laisser entraîner par notre impulsivité, par l’immédiateté et par un conformisme du rire générateur d’une surenchère délétère.
Drôle (divertente) pour certains, drôle (strano) pour d’autres, pas drôle du tout (scioccante) pour d’autres encore…